L’Exposition nationale de 1896 à Genève est un succès public impressionnant. 2 millions de visiteurs la parcourent durant ses six mois d’ouverture, de part et d’autre de l’Arve, entre le pont de Carouge et la Jonction.
L’un des points culminants de cette visite, c’est le Village suisse bien connu grâce aux clichés de Fred Boissonnas. On ignore par contre souvent le Village noir, qui se trouvait de l’autre côté de l’Arve dans le parc de plaisance, au côté du watertoboggan ou du relief Magnin. Cet oubli provient probablement de l’ombre qu’il projette sur un événement dont la mémoire collective garde une image globalement positive.
Pour reprendre les mots d’Yves Froidevaux, le «Village nègre» [c’est l’un des termes officiels à l’époque] est occupé par environ 227 personnes […] de l’Afrique de l’Ouest, malgré des dimensions réduites par rapport au Village suisse, peuplé lui de quelque 300 indigènes provenant des vingt-deux cantons suisses».
Comme l’écrit Patrick Minder, ces figurants sont des acteurs, engagés par contrat. C’est sur eux que l’intérêt du public se concentre. Les scientifiques ne sont d’ailleurs pas en reste. Parmi eux, le professeur Emile Yung joue un rôle important dans l’instrumentalisation de cette section de l’Exposition. Il va en effet donner une conférence qui décrit comment «arriver à une classification naturelle des races humaines» (Compte rendu du Journal de Genève, 12 juin 1896), en prenant exemple sur les figurants du Village qui sont présents à ses côtés.
Avec le Village noir, l’Exposition nationale contribue ainsi activement au projet européen de la colonisation de l’Afrique en servant de lieu de diffusion des thèses les plus racistes.
Lors de l’exposition nationale de 1896, deux «villages» se sont ainsi disputé l’attention des visiteurs, le «village» suisse, qui bénéficie d’un traitement particulier et d’un succès immense, et le «village» noir, une attraction foraine intégrée au parc de plaisance. L’un et l’autre montraient une image stéréotypée des mœurs de pays que tout semblait opposer. Si la mythologie née autour du «village suisse» a bénéficié de l’attention des historiens et des ethnologues depuis longtemps, le «village noir» n’a véritablement suscité l’intérêt que très récemment, avec les études menées sur la «Suisse coloniale» et sur le «racisme en Suisse», plus encore avec les mouvements cherchant à promouvoir une égale dignité à tous les citoyens.
Une affiche de cette exposition au parc de plaisance, issue de nos collections:
Exposition nationale suisse. 1896 Le continent noir au parc de plaisance de Genève, bge Ca 716
Pour aller plus loin, lire la réponse du service Interroge à une question sur le sujet, et les références ci-dessous:
Yves Froidevaux «NATURE ET ARTIFICE: VILLAGE SUISSE ETVILLAGE NÈGRE À L’EXPOSITION NATIONALE DE GENÈVE, 1896», In Quand la Suisse s’expose. Les expositions nationales. XIXe-XXe siècles, Revue historique neuchâteloise, 2002 n°1-2, p.17
Patrick Minder, «20. Emile Yung et le Village noir de l’Exposition nationale suisse de Genève en 1896», in Nicolas Bancel (ed), L’invention de la race. Des représentations scientifiques aux exhibitions populaires, 2014, p. 303-314, consultable en ligne sur Cairn.info
Marie-Amaëlle Touré, «Emile Yung et le «Village noir». La Suisse coloniale (3/5)», Le Temps, mercredi 6 janvier 2021, version accessible en ligne.