Jusqu’au 25 novembre 2023 nous vous invitons à découvrir, au premier étage de la Bibliothèque, notre nouvelle exposition consacrée aux œuvres d’Élise Müller/Hélène Smith, une médium artiste genevoise.
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En 1899 paraît l’ouvrage Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, dans lequel Théodore Flournoy – alors titulaire de la chaire de psychologie de la Faculté des sciences de Genève – étudie les productions d’Élise Müller – alias Hélène Smith, médium genevoise en pleine ascension. Cette publication, construite sur 6 années d’observation de séances psychiques, connaît alors un grand retentissement.
Un siècle et huit années plus tard, Christian Merlhiot et Matthieu Orléan co-réalisent le film éponyme Des Indes à la Planète Mars.
Un projet qui s’appuie sur des archives conservées à la Bibliothèque de Genève. Retour sur la genèse de ce film avec Christian Merlhiot.
Pourquoi avez-vous souhaité explorer les récits d’Hélène Smith/Élise Müller? Comment a-t-elle captivé votre intérêt ?
Comme l’indique le titre de la pièce radiophonique et du film que nous avons co-réalisés avec Matthieu Orléan, Des Indes à la planète Mars, ce projet trouve son origine dans la lecture du livre éponyme de Théodore Flournoy. Le titre est pour le moins intrigant, la préface de Marina Yaguello dans l’édition de 1983 est précise et documentée, le texte de l’auteur à la fois d’une grande portée scientifique et empreint d’une subjectivité désarmante; à tel point qu’on finit par ne plus savoir qui, du scientifique ou de la médium, mène cette aventure à la lisière de la science et de la fiction.
Vos recherches vous ont amené à voyager jusqu’à Genève. Pouvez-vous nous raconter quelle a été votre expérience de recherche au sein de la Bibliothèque de Genève?
Le livre de Théodore Flournoy, aussi passionnant et intrigant qu’il soit, ne contient pas la totalité des échanges pris en note lors des séances de spiritisme auxquelles il assiste à partir de 1894. Le livre relate ce que l’auteur veut bien reconnaître de cette expérience et ce qui sert son interprétation. Mais toutes les études sur Élise Müller et le développement de son invention des langues, indiquent les nombreuses interactions entre la médium et Théodore Flournoy. Une stratégie de suggestion du professeur est fréquemment évoquée pour expliquer le développement des cycles indien et martien. Pourtant, les études ne s’intéressent que rarement au corps sensible de cette aventure, aux mots, aux expressions, au contexte qui permet la naissance de cette relation de travail qui est aussi, par certains aspects, une relation sentimentale.
Qu’est-ce qui motive votre consultation des archives, et que cela vous a-t-il apporté ? Cette recherche a-t-elle eu un impact sur votre processus créatif?
Il existe une documentation précieuse sur cette histoire, c’est le compte-rendu des séances de spiritisme rédigé par un collaborateur de Flournoy. Ces documents sont conservés dans les papiers d’Auguste Lemaître inventoriés sous la cote Ms. Fr. 6771 et intitulés Compte rendu autographe des séances psychiques du 28 octobre 1894 au 2 juillet 1899, et d’événements paranormaux survenus du 4 mars 1900 au 18 mai 1901. C’est à la Bibliothèque de Genève que je me suis rendu pour consulter et retranscrire cette documentation.
Ce qui est manifeste quand on lit ces comptes-rendus, c’est qu’il manque à Flournoy, dans son exposé, la capacité de reconnaître qu’il est pris dans une relation en perpétuelle reconfiguration, que l’attitude d’Élise Müller en état d’hypnose s’ajuste continuellement au jeu d’influences des participant-e-s et que son récit est le résultat d’un processus d’élaboration collectif auquel il participe activement par ses questions, ses suggestions et ses pièges. Ce qui lui manque c’est d’accepter que l’invention des langues est leur invention commune et qu’elle constitue l’ultime refuge où déposer une histoire qu’ils vivent par procuration.
Nous avons appréhendé ce projet à travers le texte du compte-rendu des séances car ces notations sont scrupuleuses, elles mentionnent les moindres faits et gestes des participants et constituent un matériau irremplaçable sur cette apparition des langues. L’écoute des langues a considérablement changé en un siècle et ce qu’elles nous disent aujourd’hui est différent. Le langage s’est enrichi de nouvelles problématiques qui participent de plein droit au discours: sa fluidité, son rythme, ses intonations, l’attitude du corps… Et, dans cette lumière, apparaît une tout autre histoire que celle racontée par Flournoy dans son ouvrage.
Votre approche s’appuie sur les mots pour créer une mise en scène sonore et visuelle. Au contraire, les dessins évocateurs d’Élise Müller ont constitué le point de départ de l’exposition de la Bibliothèque de Genève. Ces dessins ont-ils influencé votre base narrative?
Au début, notre projet s’est concentré sur les mots et les récits qui se tissent lors des séances de spiritisme. La radio est, à cet égard, un médium tout à fait singulier puisque la voix y circule au gré des ondes. Le film lui-même ne présente pas une reconstitution des séances de spiritisme, mais il montre le travail de lecture des acteurs sur le plateau de la radio. Pourtant, après avoir enregistré et tourné cette lecture, il nous a semblé que manquait au film une dimension qui renvoie à la représentation imaginaire décrite par Élise Müller. Et nous nous sommes tournés, naturellement, vers les dessins à travers lesquels elle tente de représenter les mondes où elle voyage. Cette apparition des dessins à la fin du film constitue une ouverture, un appel vers l’imaginaire du spectateur. Ils témoignent de la liberté fragile et obstinée d’Élise Müller.
En réalisant ce projet, votre compréhension de la femme qu’était Élise Müller a-t-elle évolué?
Difficile de parler de la femme qu’était Élise Müller. Nous ne l’avons appréhendée qu’à travers quelques textes et dessins. L’image que nous avons construite est celle d’un personnage fragile et émancipé. Il faudrait développer cet argument, car Élise Müller est aussi contrainte et fortement déterminée par sa rencontre avec Théodore Flournoy. C’est une femme audacieuse qui n’est ni rebutée par le monde de l’enfance qu’elle convoque sans cesse, ni par la supériorité intellectuelle d’un homme qui la convie à jouer avec les limites du dicible et de l’imaginable.