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Après le décès d’Alain Jacquesson (1946-2022), directeur de la Bibliothèque de Genève (alors Bibliothèque publique et universitaire) de 1993 à 2007, il nous tient à cœur de retracer son riche parcours.

A l’inauguration de la salle de lecture rénovée
22 février 2005 (photo Bibliothèque de Genève / J. Barbosa)


Alain Jacquesson a consacré toute sa carrière aux bibliothèques, alors que celles-ci se trouvaient à un tournant: l’informatisation. L’Ecole de bibliothécaires de Genève qu’il a suivie n’abordait pas encore ce que l’on a appelé un temps les nouvelles technologies et c’est à Zurich qu’il part faire un stage pour obtenir son diplôme. Jeune professionnel, c’est ensuite au BIT à Genève qu’il va d’abord exercer sa passion pour le traitement de l’information à l’aide des ordinateurs.

L’informaticien

Dès qu’il accède à des postes de direction, à l’Université de Genève, aux Bibliothèques municipales puis enfin à la Bibliothèque de Genève, leur informatisation constituera son chantier principal.
Il a alors la conscience aiguë que l’informatique est bien plus qu’un simple vernis de modernité. Il y voit une chance exceptionnelle pour développer ces institutions, une plus-value aussi bien pour les professionnel-le-s que pour les utilisateurs et utilisatrices.
Avant le web, les réseaux informatiques permettent déjà le partage des ressources. Pourtant, à l’Université, il fait le constat de l’extrême fragmentation de la documentation, éparpillée dans de nombreuses bibliothèques très spécialisées, chacune ayant son propre catalogue. Comment dès lors savoir où se trouvent tel livre, tel périodique, tel rapport, sans devoir frapper à toutes les portes? Constituer un catalogue collectif – aujourd’hui une évidence – est une solution que seule l’informatique permet de mettre en œuvre efficacement. Elle est aussi un précieux gain de temps pour le personnel. Un même livre est décrit une seule fois, tous les exemplaires sont simplement «raccrochés» à cette unique notice bibliographique.
Alain Jacquesson a aussi constamment œuvré pour le travail en réseau. Avec d’autres directeurs et directrices, il a construit le Réseau des bibliothèques de Suisse occidentale, qui a été pendant plusieurs décennies un succès cité en exemple au niveau international. Réunissant toutes les bibliothèques de la région, ce réseau concrétisait une sorte de «Bibliothèque romande» multi-sites, dont la richesse des collections n’avait rien à envier aux plus prestigieuses bibliothèques dans le monde.

Il voyait cependant encore plus loin. L’informatisation était une réussite, mais elle présentait encore une limite: elle permettait seulement de signaler et localiser des exemplaires papier. On pouvait trouver une référence intéressante dans le catalogue informatisé, mais il fallait nécessairement se rendre sur site pour consulter les documents. Le plus important pour l’usager ou l’usagère restait donc hors du champ de l’informatisation. Cette rupture de continuité spatiale et temporelle entre l’identification d’une source et la prise de connaissance de son contenu restait un problème à résoudre.
C’est grâce à Alain Jacquesson que le soussigné a vraiment pris la mesure de cette rupture et de l’autre chantier qui allait s’ensuivre: l’informatisation des contenus, c’est-à-dire leur numérisation. Je nous revois encore dans le train, où avec sa passion communicatrice, il évoquait l’évolution des formats descriptifs internationaux, afin de pouvoir relier des notices de catalogue avec des contenus numériques. En collaboration avec la Bibliothèque nationale suisse et l’éditeur Le Temps, il a permis la numérisation du Journal de Genève, un des premiers titres de presse mis intégralement et gratuitement en ligne en 2008.

Le transmetteur

Alain Jacquesson a toujours transmis ses convictions et son expertise avec grande générosité. Il a toujours été fidèle à son école, l’Ecole de bibliothécaires, intégrée aujourd’hui dans la Haute école de gestion comme filière en Information documentaire, qu’il a dirigée de 1977 à 1981. Il y a enseigné de nombreuses années. Ses cours sur l’informatisation des bibliothèques, sur les périodiques électroniques, puis plus tard sur le projet Google livres, ont conquis de nombreuses volées, grâce à son talent de pédagogue et son enthousiasme communicatif.
Il s’est investi dans la mise en place d’une formation destinée aux universitaires, en 1987, le Certificat de formation continue en information documentaire, afin de former les futurs cadres du domaine. La transmission passait aussi par l’écriture. Plusieurs livres, publiés aux Editions du Cercle de la librairie, ont diffusé son savoir de façon plus large, dans le monde francophone en particulier. A propos de L’informatisation des bibliothèques: historique, stratégie et perspectives (1992, réédité 1995), il était très fier d’avoir reçu de meilleures critiques qu’un autre ouvrage paru à la même époque sur le même thème (Pierre-Yves Duchemin. L’art d’informatiser une bibliothèque: guide pratique)!
Ce goût réel de la transmission allait de pair avec la confiance qu’il plaçait dans la nouvelle génération de professionnel-le-s. Je lui suis particulièrement redevable de toutes les opportunités qu’il m’a données. Il m’a  confié la responsabilité d’un cours d’informatique documentaire au CESID, et nous avons proposé ensemble plusieurs formations continues sur les bibliothèques numériques. Surtout, il m’a ouvert les portes de la collection Bibliothèques au Cercle de la librairie. Nous avons co-écrit Bibliothèques et documents numériques. Concepts, composantes, techniques et enjeux (1999, réédition enrichie 2005). C’était un mentor idéal.
Son emploi du temps étant très chargé, c’est la nuit qu’il travaillait sur les chapitres qu’il rédigeait ou ceux qu’il relisait, comme en atteste l’historique des modifications. Cela ne l’empêchait pas d’être toujours le premier arrivé à la bibliothèque afin d’éviter les embouteillages matinaux! Sa capacité de travail lui permettait de répondre à des sollicitations impromptues. A la veille de la cérémonie de remise des prix à l’Ecole de bibliothécaires, la directrice Yolande Estermann Wiscott lui téléphone: le conférencier prévu est tombé malade et ne pourra pas assurer sa présentation. Alain Jacquesson relève le défi et se met au travail. Le lendemain la conférence est brillante, l’auditoire est conquis. La directrice le remercie chaleureusement, d’avoir ainsi «sauvé» cette cérémonie!

L’humaniste

Derrière les programmes et les données, il y a des hommes et des femmes. Dans les Entretiens (2016), un recueil de témoignages d’anciens directeurs dont l’action a contribué à la transformation des bibliothèques, Alain Jacquesson raconte qu’à ses débuts, alors que les ordinateurs étaient rares, lents et partagés, les informaticiens réunis autour de «la machine» avaient le temps de discuter de leurs projets respectifs en attendant que sortent les listings imprimés par l’ordinateur… Les échanges entre spécialistes de différents domaines étaient toujours intéressants voire fructueux. Sa dernière publication importante, écrite avec Gabrielle von Roten, Histoire d’une (r)évolution. L’informatisation des bibliothèques genevoises. 1963-2018 (2019) en est probablement le meilleur exemple: cette histoire est d’abord le récit d’une aventure humaine, et toute la sympathie d’Alain Jacquesson pour ces collègues qui l’ont faite avec lui, au travers des réussites et des échecs, transparaît dans cette somme.
Comme directeur de la Bibliothèque de Genève, il s’intéressait à tous les métiers, allait à la rencontre de toutes les équipes, adepte d’un type de management «by walking around». Il a empoigné tous les grands dossiers d’une bibliothèque devenue hybride: tournée vers le numérique certes, mais devant également gérer des collections et un riche patrimoine matériel.
Alain Jacquesson avait tout autant d’enthousiasme pour des manifestations conviviales. Ainsi en est-il de la «Fureur de lire» organisée chaque année en automne par les bibliothèques de la Ville de Genève, dont la première édition voit le jour en 1992. Il était toujours présent avec les bibliothécaires au traditionnel marché aux livres du dimanche sur le Quai de l’Ile, où la bibliothèque tenait un stand de vente de doublets.
Autre signe de son intérêt pour ses collaborateurs: avant les vacances d’été, il invitait ses cadres à déjeuner chez lui à Corsier. Il prenait toujours soin de demander de ne pas prendre d’engagement l’après-midi, pour que chacun puisse profiter de ces moments d’échanges privilégiés.

Le visionnaire

Sur bien des points, Alain Jacquesson a initié des chantiers qui prendront leur pleine mesure après son départ de l’institution, voire seront encore en cours des décennies plus tard.
A son arrivée, la bibliothèque était encore dans une logique accumulatrice, à peine hiérarchisée: en caricaturant à peine, on peut dire que tout ce qui entrait dans ses murs était potentiellement à garder «pour l’éternité». Le précieux pouvait côtoyer le banal sur les mêmes rayonnages, sans distinction dans la façon de les manipuler et de les gérer. Alain Jacquesson mandata un expert unanimement reconnu en préservation des biens culturels, Andrea Giovannini, pour analyser le patrimoine existant et les conditions nécessaires à sa conservation. La base d’une culture matérielle du patrimoine de la bibliothèque était posée, qui se mettra en place après son départ.
L’accroissement des collections physiques, normale pour une bibliothèque dépositaire du dépôt légal genevois, a été un sujet de préoccupation continu. La saturation du site des Bastions nécessite le recours à des locaux de stockage extérieurs, loués ou mis à disposition par l’Université. L’espoir d’une solution plus pérenne s’est dessiné en 1997, sous la forme d’un projet d’architecte pour l’extension de magasins souterrains sous la cour des Bastions. Resté sans suite à l’époque, un tel projet de magasin pourrait se concrétiser dans la présente décennie dans le cadre d’une rénovation totale du bâtiment.
L’ancrage institutionnel de la bibliothèque a été pour lui une préoccupation constante. Cette bibliothèque patrimoniale prestigieuse, qui gère le dépôt légal cantonal depuis 1539 – ce qui constitue la plus ancienne législation de ce genre après la France – et qui joue le rôle d’une bibliothèque universitaire centrale, n’est rattachée pourtant ni au canton ni à l’Université, mais à la Ville de Genève.
Sentant bien la fragilité de cette tutelle paradoxale, il s’efforça en 1997 de proposer une gouvernance plus équilibrée et plus conforme aux missions de l’institution, sous la forme d’une fondation portée par la ville et canton. La fondation n’a pas vu le jour mais cette question institutionnelle a resurgi récemment, par le biais de la Loi sur la répartition des tâches entre les communes et le canton en matière de culture (2016). Il est désormais acquis que la Bibliothèque de Genève soit à terme transférée au canton.
Peu après, il s’investira à fond dans le Projet pour une Bibliothèque de Genève: du papyrus au numérique, nom du rapport rendu public en 2002. Il s’agissait de repenser le site des Bastions, en regroupant les institutions qui s’y trouvent. L’idée d’une fondation a alors resurgi, au sein de laquelle Ville de Genève et Université géreraient conjointement cette nouvelle entité. Cela n’a pas eu de suite.

Pour avoir évolué si longtemps dans l’univers des bibliothèques, Alain Jacquesson se prêtait volontiers au jeu d’anticiper leur avenir. En 2012 il a donné à la HEG une émouvante leçon d’adieu: Vivons-nous la fin des bibliothèques? Certaines évolutions l’inquiétaient, comme la mainmise du secteur privé sur l’information numérique, les modèles commerciaux qui rendent les bibliothèques dépendantes de leurs fournisseurs, le droit d’auteur qui empêche des usages légitimes…
Avec une pointe d’humour, il notait avoir essayé durant toute sa carrière «d’anticiper les évolutions technologiques » et estimait qu’avec ses amis, notamment Bernard Levrat et Hubert Villard, ils ne s’étaient globalement pas trop trompés. Mais sans omettre de signaler l’existence de «quelques erreurs magistrales»!
Il exprime la même vision nuancée en conclusion de sa contribution aux Entretiens déjà cités. «L’âge d’or des bibliothèques est certainement derrière nous.» Pour autant, de nouveaux domaines, de nouveaux métiers liés au numérique, commencent à exister dans les institutions. «Bien formés aux technologies, mais aussi aux valeurs fondamentales qui ont conduit aux bibliothèques actuelles, les «nouveaux bibliothécaires» sauront faire évoluer leurs institutions vers des espaces encore imprévisibles, mais qui préserveront la conservation et la transmission du savoir.»


Alain Jacquesson nous laisse le souvenir d’un homme passionné, visionnaire, chez qui l’attrait de la technologie, moyen puissant de mieux diffuser le savoir, allait toujours de pair avec un profond humanisme.

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