Les recherches qui lèvent le voile sur l’histoire de la Bibliothèque de Genève sont rares. De manière inattendue, La Fabrique Calvin de Max Engammare fait partie de celles-ci même si son propos dépasse cette question. Il scrute l’activité éditoriale de Jean Calvin. Explorant quelques exemplaires annotés, leur circulation, confrontant ce qui pourrait ressembler à des couches archéologiques, Engammare décrypte la manière dont pense le théologien juriste que fut Calvin. On y retrouve le poids de l’oralité dans la construction de l’écrit : on y découvre Calvin dictant et corrigeant, ajoutant et retranchant au fil du temps ; on y mesure l’importance des secrétaires et disciples tout entiers au service d’une pensée. Au final, Engammare dévoile un système collectif pour nourrir l’œuvre imprimé. Il y a bien plus que de la simple érudition dans cette enquête née d’un pari indécis.
Alors quid de la Bibliothèque de Genève? 1564, Calvin décède. Sa bibliothèque personnelle mise à l’encan, le Conseil demande à Th. de Bèze d’acheter ce qu’il jugera bon pour enrichir la bibliothèque académique. Parmi les acquisitions du moment, une version latine annotée par Calvin de l’Institution chrétienne.
1846: le conseil de la Bibliothèque échange cet exemplaire avec la Société de lecture, contre une série de numéros de la Revue des deux mondes. L’échange est admis parce que la Bibliothèque possède depuis 1838 un second exemplaire de cette édition, jugé de meilleure facture, à la reliure moins détériorée et précisément sans annotations. Cette aversion au crayonnage perdure dans les bibliothèques tant dans leurs règlements de prêt qu’à l’occasion de tris faisant suite à des dons. Il est vrai qu’il est rarissime de se trouver face à une bibliothèque ayant appartenu à une figure intellectuelle de l’importance de Jean Calvin. Au-delà de cet événement qui aiguisa la curiosité de Max Engammare, ce dernier note la pratique régulière de la vente de «doublets» jusqu’au 19e siècle, y compris pour des ouvrages rares. Et de rappeler la vente au prix du papier des sermons manuscrits restés inédits du même Calvin dont une part seulement a pu être retrouvée.
Ces constats donnent à réfléchir. En premier lieu, ils interrogent la notion de patrimoine documentaire. Une définition courante consiste à dire qu’il s’agit de l’ensemble des documents et archives, que l’institution conserve de manière indéterminée. Une fois la chose dite, le problème demeure. Comment se constitue un tel stock dont on pressent, par sa définition même, qu’il a vocation à s’accroître avec le temps? La réponse ne peut être qu’historique: datée et située. Le patrimoine documentaire (on pourrait élargir aux autres formes de patrimoine), comme toute construction théorique, ne saurait exister sans l’affirmation de valeurs et d’objectifs qui remettent en cause des pratiques passées pour en instaurer de nouvelles, elles-mêmes sujettes à réévaluation permanente. Ainsi l’acception culturelle et collective du mot «patrimoine» qui se formalise au 19e siècle fait aujourd’hui l’objet d’un débat caractérisé par l’usage de néologismes verbaux: patrimonialiser / dépatrimonialiser. À l’évaluation-sélection, opérations qui président à l’entrée en «patrimoine» et qui fondent le travail courant, s’ajoute un geste nouveau qui remet en cause les choix du passé pour éliminer ce qui ne saurait plus retenir l’attention. Il s’agit donc bel et bien de plaquer une pensée du présent sur des logiques passées dont l’effet irrémédiable s’imposera à toute investigation future du patrimoine. La forme la moins contestée de cette régulation est liée à la gestion en réseau de l’information publiée industriellement et donc l’élimination des doublets! Rationaliser la conservation entre institutions pour disposer d’un nombre suffisant de sources originales permet de désengorger des dépôts coûteux pour la communauté. Mais qui peut garantir que d’autres choix ne seront pas menés ou rendus incontournables pour laisser une place aux créations de l’esprit qui surgissent au fil du temps? Les préoccupations écologiques légitimes imposent aussi une modération dans l’usage du numérique qui ne saurait faire échapper les productions nativement numériques de l’espace de «tri» ou d’élimination rétroactive.
Affaire humaine donc, inscrite dans un rapport politique, économique, social et culturel à la place qu’on veut accorder à la transmission de ce qui a été pensé, imaginé, dessiné, écrit, publié ou non. Depuis les années 1980, l’élargissement de la «collecte» patrimoniale est tel qu’il suscite de nouveaux débats sur un champ dont l’extension suscite à la fois d’innombrables difficultés pour sa gestion, mais questionne sur l’intelligibilité même du concept, miné par sa potentielle dilatation à tous types d’expressions, au risque de bloquer toute perspective. Alors oui, pensons le patrimoine, mais évitons au moins toute tyrannie patrimoniale.