Représenter le monde, d’après Perron et Reclus
Le musée cartographique de Genève (1907-1929)
À l’heure où les technologies numériques supplantent les méthodes traditionnelles, la Bibliothèque de Genève reconstitue virtuellement, à l’occasion des 6e Journées suisses d’histoire, une partie du musée cartographique créé en 1907 dans son bâtiment des Bastions par Charles Perron deux ans après la mort de son maître Élisée Reclus. Ce musée existera jusqu’en 1929.
À grand renfort de fac simile, ce panorama de documents nous livre un état des connaissances géographiques et cartographiques au début du XXe siècle.
Déambulons à travers la sélection de cartes faite par Perron pour illustrer les premières étapes de la représentation du monde. Comme le globe terrestre conçu par Reclus pour l’exposition universelle de Paris en 1900, mais jamais réalisé, ce musée est l’un des résultats de la fructueuse collaboration nouée entre les deux hommes dans le dernier quart du XIXe siècle et de l’ambitieux projet de Reclus de penser de manière radicalement nouvelle ce que devait être la géographie.
Charles Perron (début du 20e s.)
Bakounine et quelques membres de sa société secrète (vers 1869). De gauche à droite: Monchal, Charles Perron, Bakounine, Fanelli et Mroczkowsky
Charles Perron
(1837-1909)
Après une formation de peintre sur émail à La Chaux-de-Fonds, il voyage en Russie (1857-1861) puis s’établit à Genève comme peintre et retoucheur de photographie. Il est alors proche des représentants du mouvement anarchiste et de la colonie des réfugiés russes; il se lie notamment d’amitié avec Michel Bakounine et James Guillaume. Après la Commune de Paris (1871), il favorise l’immigration en Suisse de militants contraints à l’exil.
En 1876, il se rend à Vevey où il rencontre Élysée Reclus, l’un des réfugiés de la Commune de Paris, qui a lancé un grand projet éditorial, la Nouvelle Géographie universelle dont le premier volume a paru l’année précédente. Perron espère être associé à l’iconographie de l’ouvrage, mais le géographe français l’engage pour en réaliser les cartes. Autodidacte dans le domaine, Perron se montre particulièrement habile. Il s’installe à Vevey et entretient d’intenses échanges avec Reclus pendant près de vingt ans et devient le principal cartographe du projet.
La «mappothèque» créée pour la Nouvelle Géographie universelle est confiée à Perron par Reclus lorsque celui-ci retourne à Paris en 1890. Il en fait don à la Ville de Genève en novembre 1893, une fois le dix-neuvième et dernier volume sous presse. Perron se lance dans d’autres entreprises cartographiques dont, en 1897, la création du grand relief de la Suisse au 1:100 000 (1cm=1km) qui obtiendra le «Grand Prix» à l’exposition universelle de Paris (aujourd’hui au Musée d’histoire naturelle de Genève); ce relief était destiné à l’origine à intégrer le grand globe pensé par Élisée Reclus pour cette même exposition. En 1904, Perron devient conservateur du dépôt cartographique de la Ville de Genève, installé au rez-de-chaussée de la Bibliothèque publique et universitaire (aujourd’hui Bibliothèque de Genève) puis fonde le Musée cartographique de Genève, à l’existence éphémère (1907-1929).
Élisée Reclus photographié par Félix Nadar, 1903
Projet de globe Reclus, écorché dessiné par Louis Bonnier
Élisée Reclus
(1830-1905)
Fils de pasteur, Élisée Reclus fait des études de théologie à Montauban et à Berlin (dès 1848), où il suit les cours du géographe Carl Ritter (1851). Après des voyages qui l’ont mené en Grande-Bretagne, en Irlande, aux États-Unis et en Colombie (1852-1857), il s’établit comme géographe et journaliste à Paris. En 1872, il est contraint à l’exil, en raison de sa participation à la Commune de Paris (1871). Il s’installe d’abord au Tessin puis dans la région de Vevey, à Clarens. En Suisse, il rencontre des représentants du mouvement anarchiste, dont Michel Bakounine, Pierre Kropotkine et les membres de la Fédération jurassienne. À Vevey, il poursuit la rédaction et la publication d’une de ses œuvres majeures, la Nouvelle Géographie universelle (19 volumes, 1876-1894), entreprise à laquelle collabore le peintre Charles Perron.
L’exil de Reclus prend fin en 1890. Il sera nommé professeur de géographie à l’Université nouvelle de Bruxelles (1894-1905), dont il est l’un des fondateurs. En 1895, il propose de créer dans le cadre de l’exposition universelle qui doit se tenir à Paris en 1900 un globe terrestre d’un diamètre de 160 mètres qui renfermerait lui-même un globe plus petit animé d’un mouvement rotatif; ce projet, à la conception duquel participa Charles Perron, n’aboutira pas. Avec ce globe, Reclus propose d’abolir la distance entre la nature et sa représentation faussée par les géographes; utopique, le projet devait illustrer sa conception de la géographie comme contribution à l’émancipation humaine.
Pour en savoir plus:
Alexandre Chollier, Les dimensions du monde. Élisée Reclus ou l’intuition cartographique, Genève, collection Le monde dans une noix, Genève: Bibliothèque de Genève et Paris: Éditions des Cendres, 2016
Mappemonde, du temps d’Homère
Reconstitution par Spruner-Menke
Xe siècle av. J.-C.
La mappemonde d’Homère représente la Terre entourée par le fleuve Océan. Elle avait la forme du bouclier d’Achille, lequel aurait été rond, suivant l’opinion de Spruner-Menke. Ce dernier admet encore que les Grecs de l’époque avaient quelque vague notion de l’existence d’une communication occidentale entre la Méditerranée et l’Océan.
Mappemonde, du temps d’Homère
Reconstitution par Gladstone
Xe siècle av. J.-C.
D’après cette reconstitution, la Grèce homérique aurait été une île de la Mer Intérieure (Méditerranée) et tout autour de celle-ci se serait développé, comme une bande de largeur inégale, un continent en forme de boucle rectangulaire s’ouvrant à l’est sur l’Océan. Dans la carte la teinte rouge correspond aux régions réellement connues du temps d’Homère, les traits continus de même couleur se rapportent aux rivages éloignés dont parlaient les traditions, et les traits pointillés aux voyages d’Ulysse. Les espaces laissés en blanc sont les terres supposées et la teinte olivâtre les étendues marines réelles ou imaginaires.
Mappemonde, du temps d’Hérodote
Reconstitution par Spruner-Menke
Ve siècle av. J.-C.
Pour Hérodote, l’existence du fleuve Océan était une hypothèse inadmissible, de même que la forme ronde de l’habitable. Il considérait la Caspienne comme une mer indépendante, et sa carte, qui donne de nombreux noms de peuples antérieurement ignorés, témoigne des connaissances géographiques acquises.
Mappemonde de Dicéarque
Reconstitution par Vivien de Saint-Martin
IIIe siècle av. J.-C.
Cette carte donne une extension considérable au monde connu, par suite des voyages de Pytheas au nord-ouest de l’Europe et des campagnes d’Alexandre-le-Grand, en Asie. L’ìle de Thulé (Islande) et la Scandinavie sont mentionnées pour la première fois, de même que le Gange. Elle fait de la Caspienne un golfe de l’Océan, erreur due au récit d’un des généraux d’Alexandre et qui ne disparaîtra des cartes que longtemps après Dicéarque. Sa mappemonde présente aussi un essai de graduation propre à fixer le dessin géographique.
Mappemonde d’Ératosthènes
Reconstitution par Miller
IIIe siècle av. J.-C.
Cette carte donne une graduation par climats (chiffres romains, à droite). On appelle climat l’espace compris entre deux parallèles, et tel que la différence maxima de la durée du jour soit, de l’un à l’autre, d’une demi-heure.
Bien qu’Ératosthènes ait commis des erreurs dans les alignements et les distances, ce n’est qu’au VIIIe siècle que l’on dessina la Méditerranée mieux que lui – et cela dans les cartes marines seulement – dans les autres il faut aller jusqu’au commencement du XVIIIe siècle pour trouver le même résultat.
Mappemonde d’Hipparque
Reconstitution par Gosselin
IIe siècle av. J.-C.
Cette mappemonde expose l’hypothèse d’Hipparque relative à l’existence d’un continent méridional limitant la mer Érythrée (Océan Indien) et unissant l’Afrique orientale à l’Asie, hypothèse qui fut acceptée pendant des siècles par les cartographes.
La même mappemonde reproduit la projection inventée par Hipparque laquelle dota la science du principe de la fixation des positions géographiques au moyen des degrés de latitude et de longitude.
Mappemonde d’Artémidore
Reconstitution par Miller
IIe – Ier siècles av. J.-C.
Cette mappemonde donne le résultat des travaux de mensuration exécutés par Artemidore. Les cartes des Grecs étaient des constructions procédant de la géographie mathématique et celles des Romains de la géographie utilitaire et positive.
Mappemonde d’Agrippa
Reconstitution par Miller
Ier siècle av. J.-C.
Cette carte résultait des travaux de mensuration de l’Empire romain ordonnée par César et exécutée en vingt-cinq ans par Agrippa ; œuvre colossale de laquelle il n’est rien resté, sinon quelques lambeaux de description insuffisants pour se faire une juste idée de ce que fut ce monument cartographique. La restitution de Miller est tirée de deux petits écrits du IVe (?) siècle qui peuvent avoir été destinés aux écoles et dont les cartes ont quelque analogie avec ce que l’on sait de la mappemonde d’Agrippa.
Mappemonde de Pomponius Méla
Reconstitution par Bertius
Ier siècle
D’après ce dernier, la mappemonde de Méla aurait été ronde et le nord aurait été placé en haut, à la manière grecque. Cette restitution montre aussi que le géographe romain professait la théorie des antichtones et celle de l’inhabitabilité de la zone torride.
Mappemonde de Ptolémée
Phototypie par Nordenskiöld (d’après l’édition de Rome de 1490)
IIe siècle
Ptolémée passe pour le plus grand géographe de l’Antiquité. Son savoir était des plus étendus et son œuvre résume les connaissances acquises en géographie par les Grecs et les Romains. Toutefois un faux système de calcul eut pour conséquence de donner à sa mappemonde des proportions trop grandes dans le sens de l’ouest à l’est.
Les manuscrits copiés de l’œuvre de Ptolémée ne remontent pas au-delà du XIIIe siècle, et les cartes ont peut-être été simplement construites d’après les latitudes et les longitudes des tables de ce géographe. Elles seraient ainsi des reconstitutions anciennes et non des copies successives de l’original. On verra que l’on fit de nombreuses éditions des cartes de Ptolémée reconstituées ou copiées. L’édition de Rome de 1490 est elle-même une reproduction de celle publiée dans la même ville en 1478.
Mappemonde de Julius Honorius
Reconstitution par Miller
IVe – Ve siècles (?)
Cet ancien géographe divisait le monde en quatre parties. La décadence des études et du savoir, dont les cartes depuis le IIIe siècle signalent la marche rapide, arrive à son comble au commencement du Moyen Âge. Le christianisme tenait la science des païens (les Grecs et les Romains) pour fausse et grandement nuisible au salut des âmes. Toute science, et la connaissance de la Terre en particulier, avait une source unique, la Bible. Et ce fut d’après ses textes que les Pères de l’Église composèrent la géographie sacrée, la seule officiellement tolérée pendant le Moyen Âge. Selon cette géographie la Terre était plate et de forme rectangulaire. La carte de Cosmas en était l’exposé le plus parfait.
Mappemonde d’Orose
Reconstitution par Miller
Ve siècle
Cette mappemonde était de forme ronde, le nord à gauche. L’océan homérique y était divisé en sept parties ayant chacune leur nom. C’est avec Orose que commence l’amalgame des connaissances des anciens avec les théories géographiques et cosmographiques des Pères de l’Église.
L’œuvre d’Orose se répercute dans la cartographie du Moyen Âge qui y a puisé beaucoup de ses données.
Mappemonde de Cosmas
Reconstitution par C. Perron
VIe siècle
Le moine Cosmas avait beaucoup voyagé, mais il méprisait et haïssait le savoir des Gentils (les Grecs et les Romains). Il répétait, entre autres choses, que la théorie de la sphéricité de la Terre était «impie et hérétique» et n’admettait en géographie que celle composée par les Pères de l’Église d’après les textes bibliques. C’est cette géographie que Cosmas exposait dans sa mappemonde et qui jouit d’une grande autorité pendant les longs siècles du Moyen Âge. Cependant les cartographes apportèrent certains tempéraments aux rigides données que prétendait imposer la carte de ce moine.
Mappemonde de Ravenne
Reconstitution par Miller
VIIe siècle
Application à la carte du cadran de 24 heures, mode de projection basée sur la marche du soleil. Les régions marquées dans chacune des 24 divisions sont dans la direction du soleil considéré de Ravenne. L’orient placé en haut de la carte porte le signe chrétien.
Mappemonde d’Isidore de Séville
Reconstitution par Miller
VIIe siècle
Cette mappemonde est en forme de disque. L’est est en haut avec le signe chrétien. Elle renferme de nombreux emprunts faits à Orose qu’elle complète à l’aide d’emprunts faits à d’autres cartographes. C’est la dernière carte où le savoir des anciens occupe encore une place prépondérante et où le dessin donne une idée relativement juste de la réalité.
Mappemonde de Saint-Gall
Phototypie par Miller
VIIe siècle
La plus ancienne mappemonde dont l’original soit parvenu jusqu’à nous. Il est conservé à la bibliothèque de Saint-Gall. Selon l’auteur la Terre est inhabitable au-delà de la mer Rouge et celle-ci communique avec l’Océan par ses deux extrémités. L’image du Christ dominant le monde est dessinée avec un certain art. La carte est accompagnée d’un croquis explicatif.
Mappemonde d’Albi
Reconstitution par Miller
VIIIe siècle
La Méditerranée est d’une grandeur démesurée, tandis que l’Asie ne s’étend pas au-delà de la Babylonie. L’Espagne et la Gaule forment une seule presqu’île. Ignorance caractéristique des régions autrefois connues. Le signe chrétien est le triangle représentant, à droite, le mont Sinaï.
Mappemonde d’Istakhri
Fac-similé par Lelewel
Xe siècle
Dessin géographique arabe. Des ronds réguliers représentent les lacs, les marais et les îles, tandis que les mers et les fleuves sont figurés par des lignes droites ou régulièrement cintrées. La cartographie des Arabes était au Moyen Âge exclusivement schématique et ornementale. Malgré ces défauts on reconnaît et retrouve à leur place la Méditerranée, le Nil, la mer Rouge, la Caspienne, le lac Aral, etc., et cela repose de l’ignorance absolue des autres cartes.
Mappemonde d’Asburnham
Phototypie par Miller
Xe siècle
La plus ancienne carte des Commentaires de l’Apocalypse, par Beatus, religieux espagnol du VIIIe siècle. De très nombreuses copies en furent faites du Xe au XVe siècle. Mais malgré l’intervalle de plusieurs centaines d’années qui sépare les premières reproductions des dernières, elles ne se différencient par aucun progrès, aucune vue nouvelle et conservent jusqu’à la fin leur caractère d’origine. Leur air de famille très accusé les distingue nettement des autres mappemondes du Moyen Âge qu’elles égalent en ignorance, si elles ne les surpassent. Elles sont néanmoins fort curieuses à étudier.
Elles sont entourées par l’Océan homérique où sont dessinés des poissons et des embarcations; les îles sont figurées par des rectangles. À droite une bande rectiligne représente la mer Rouge dont les deux extrémités débouchent dans l’Océan et qui sépare le monde connu (à gauche) d’une terre inhabitable (à droite). Une bande centrale figure la Méditerranée qui se relie à angle droit avec une autre bande rectiligne se prolongeant à gauche jusqu’à l’Océan du nord et représentant la mer Égée, la mer Noire, la mer d’Azof et le Don. La bande oblique, à gauche, est le Danube, et celle qui se recourbe à droite de la Méditerranée, vers le bas de la carte, est le Nil. Les montagnes sont les gros pains de sucre couverts d’écailles ou encore les lames recourbées comme des cimeterres.
En haut est l’orient avec un tableau qui représente le paradis terrestre avec Adam, Ève, le serpent et l’arbre de la science du bien et du mal.
Comité scientifique : Flávio Borda D’Água et Nicolas Schaetti (Bibliothèque de Genève)