Les photographes du 19e siècle nous ont laissé des images de monuments, de villes, de visages, mais aussi des moments de rencontre entre humains et nature. La montagne, ses glaciers, l’esprit de conquête des touristes qui s’y engagent suscitent une riche moisson de clichés. Les archives de l’atelier Jullien conservées par la Bibliothèque de Genève dévoilent une des premières phases de l’essor du tourisme occidental, construction sociale, économique et culturelle aujourd’hui devenue globale.
Paradoxalement, l’environnement alpin admiré est immédiatement et invariablement standardisé et mué en marchandise. Aujourd’hui, ces photographies, devenues archives, révèlent la manière dont les interactions entre culture et nature participent d’une histoire commune.
Toutes les citations sont extraites du journal de voyage de Jemima Morrell et proviennent de la traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat et Philip Evans-Clark publiée aux éditions Cabédita en 1995.
GENÈVE
&
LE LÉMAN
« Le grand jour nous a fait découvrir à nos pieds le lac dont Byron célèbre les eaux d’un bleu intense dans ses Cantos ». Arrivée à Genève en juin 1863, Jemima Morrell se fait lyrique dans son journal pour décrire le paysage qu’elle découvre avec ses camarades du Junior United Alpine Club, alors que le groupe participe au premier voyage organisé en Suisse par l’agence anglaise Thomas Cook.
À l’image de Jemima et de ses ami·e·s, les personnes voyageant en Suisse au 19e siècle ne sont pas sédentaires. Elles marchent sans cesse et s’échappent de l’espace urbain dès qu’elles le peuvent, recherchant les beautés de la nature, dont l’expérience saisissante est rapportée par l’écriture, le dessin ou les clichés achetés auprès de photographes, comme Auguste Garcin et John Jullien présentés dans cette exposition. En effet, jusqu’à l’invention du film en 1888, la photographie nécessite un équipement lourd et complexe, rendant impossible sa pratique par les touristes.
CHAMONIX
«Dieu qu’il est étrange et profondément incongru qu’en cette chaude journée d’été nous sentions la glace craquer sous nos pieds, tandis que de béantes crevasses ouvrent leurs mâchoires bleues et cristallines de trente mètres». Jemima Morrell, solide marcheuse, vient de gravir plus de 2000 mètres de dénivelé positif et découvre la merveilleuse et effrayante Mer de Glace. Son récit piquant décrit les «troupeaux» de touristes en transhumance au travers du glacier, après avoir dû acheter trop cher des bâtons ferrés. «Mais qu’importe? Nous délions notre bourse dans l’allégresse, car nous n’étions que des débutants avant d’avoir acquis cet insigne officiel de l’alpiniste». Chamonix, à peine intégré à la France avec toute la Haute-Savoie, est une étape incontournable du voyage en Suisse, le pays étant à l’époque avant tout celui de la découverte des Alpes.
CHAMONIX
Chamonix, Hôtel Royal, vers 1870
Auguste Garcin (attribué à)
L’Hôtel Royal fait face à l’Hôtel de l’Union. À gauche de l’image, on devine la publicité pour le télescope braqué sur les sommets et les glaciers. Une échoppe vend des souvenirs.
À côté des cristaux de roche, des photographies et stéréoscopies des montagnes sont proposées aux visiteurs.
MER DE GLACE
Chamonix, promeneurs près de la grotte de l’Arveyron au bout du glacier des Bois, vers 1870
Auguste Garcin
La grotte de l’Arveyron, à l’arrière-plan, était l’un des sites incontournables de la vallée de Chamonix et attirait un grand nombre de touristes. Elle a disparu en 1873 en raison du recul rapide du glacier.
VALAIS
«À quatre heures du matin, le tintinnabulement des cloches d’un troupeau de bestiaux qui traverse le village nous arrache au sommeil. En nous levant, nous sommes ravis de constater qu’il a cessé de pleuvoir et plus ragaillardis encore d’apprendre que les autorités du pays annoncent beau temps pour notre expédition jusqu’à Martigny par le passage de la Tête Noire».
Rejoindre la Suisse et le Valais depuis Chamonix est une expédition exténuante. Le trajet se fait à pied et à dos de mulets par la vallée du Trient, puis le col de la Forclaz pour descendre en une seule étape vers la vallée du Rhône. Arrivé à Martigny, l’équipage de Jemima rejoint Sion en train, puis continue le lendemain jusqu’à Loèche-les-Bains d’où il rejoindra le canton de Berne.
Zermatt, excentré et pas encore relié par le train, n’est pas encore le lieu phare qu’il va rapidement devenir, grâce à la première ascension du Cervin en 1865, deux ans après le voyage de Jemima. Vingt ans plus tard, il est devenu un best-seller de la photographie de montagne.
LOÈCHE-LES-BAINS
Loèche et le col de la Gemmi, vers 1875
Auguste Garcin
Pour atteindre Loèche, le groupe de Jemima longe la vallée du Rhône jusqu’à Sierre, où la beauté des paysages contraste avec la misère de la population: «Si luxuriante que soit la végétation et pittoresque que soient les paysages, nous remarquons ici quantité de crétins et de goitreux qui font peine à voir».
OBERLAND
BERNOIS
«Ce soir-là, nous sommes en plein Élysée helvétique, et rêvons que ce chalet, les pelouses attenantes et la cascade, nous appartiennent». À cette hyperbole, Jemima ajoute les citations de célèbres auteurs comme Longfellow, Ruskin ou Byron qui ne sont pas de trop pour soutenir ses efforts dans la description des merveilles de son séjour bernois. Trois jours plus tôt, après la rude montée au col de la Gemmi et la non moins éprouvante descente sur Kandersteg, la troupe anglaise du voyage de Thomas Cook s’est rendue à Interlaken, poursuivant ensuite sur Lauterbrunnen pour y visiter la cascade du Staubbach, puis vers Grindelwald via la Petite Scheidegg. Continuant leur route, les touristes prennent une voiture pour rejoindre le Rigi par la toute nouvelle route du Brünig.
SUISSE
CENTRALE
Objectif: le Rigi! Cette montagne symbolise plus que toute autre l’industrialisation du tourisme dans les Alpes. Le Panorama du Rigi publié par Heinrich Keller en 1815 a attiré très tôt l’intérêt des personnes voyageant en Suisse. Le premier tour organisé de Thomas Cook ne peut pas laisser de côté ce point de vue si célèbre. Quand Jemima y pose pied en 1863, la montagne n’est pas encore sillonnée de voies ferrées comme elle le sera dès 1871. En revanche, les hôtels sont bien là, tout comme les touristes, prêt-e-s à se lever à l’aube pour admirer la célèbre vue.
SOMMET DU KULM
Rigi Kulm au lever du soleil, vers 1880
Auguste Garcin ou John Jullien (attribué à)
Vingt ans plus tard, le lever du jour attire toujours autant de monde qu’à l’époque de Jemima: «À trois heures du matin, nous nous lèverons avec la multitude du Kulm, aussi fervents que des dévots persans pour rendre notre culte au soleil».
LE
CHEMIN
DU
RETOUR
«Dans ces montagnes, loin de la vie urbaine, nous avons renoué avec les grands mystères de la nature, laissant de côté les soucis de ce monde.» Jemima Morrell résume ainsi dans son journal ce que recherchent les touristes venu-e-s se confronter au paysage alpin, au moment où la Suisse développe rapidement son réseau pour permettre d’atteindre sans peine les sommets à bord de trains. En descendant du Rigi, le groupe prend le bateau pour Lucerne où Jemima bénéficie des nouvelles infrastructures ferroviaires, la gare ayant été inaugurée en 1859. À l’instar des Suisses dont elle note qu’ils et elles « croient au confort des voyages par rail », elle traverse le pays pour rejoindre Neuchâtel. Après une dernière nuit passée en Suisse, le groupe retourne en Grande-Bretagne par Pontarlier puis Paris, après deux semaines de voyage menées tambour battant.
COMMISSAIRES
Ursula Baume Cousam et Eloi Contesse
Textes et sources de l’exposition
Exposition visible dans le Couloir des coups d’œil du 30 septembre 2024 au 25 janvier 2025